Aéroport de São Paulo, Brésil, 1991

 

Les deux turboréacteurs causèrent une puissante secousse ; l’avion privé aux formes aérodynamiques s’éleva de la piste d’envol et s’élança vers les cieux voûtés surplombant São Paulo. Le Learjet gagna vite de l’altitude et se stabilisa à douze mille mètres au-dessus de la plus grande cité d’Amérique du Sud, avant de mettre le cap au nord-ouest à la vitesse de huit cents kilomètres-heure. À l’arrière de la cabine, installé dans un confortable fauteuil, le professeur Francesca Cabral regardait par le hublot la couverture de nuages cotonneux. Elle semblait mélancolique. À peine l’avait-elle quittée qu’elle avait déjà la nostalgie de cette ville aux rues enfumées et à l’énergie grouillante. Sa ville. Un ronflement assourdi, provenant de l’autre côté de l’étroite allée séparant les deux rangées de fauteuils, interrompit sa rêverie. Elle jeta un coup d’œil à l’homme entre deux âges, vêtu d’un costume chiffonné, qui ronflait dans son coin, et se demanda avec un hochement de tête ce à quoi son père avait bien pu songer quand il avait engagé Phillipo Rodriques pour lui servir de garde du corps.

Après avoir extrait un dossier de sa serviette, elle griffonna quelques notes dans les marges du discours qu’elle prévoyait de donner à la conférence internationale du Caire, devant une assemblée composée de scientifiques, spécialistes de l’environnement. Elle avait déjà repris son brouillon une douzaine de fois, mais elle était du genre perfectionniste. Brillant ingénieur et professeur fort respecté, Francesca exerçait dans une discipline et un milieu dominés par les hommes. On y attendait d’une femme qu’elle se montre plus que parfaite.

Sur les pages, les mots se brouillèrent. La nuit précédente, Francesca s’était couchée tard. Elle avait dû s’occuper de ses bagages et rassembler les documents qu’elle comptait emporter. L’excitation l’avait empêchée de dormir. Elle regarda le garde du corps avec envie. Il valait mieux l’imiter et piquer un petit somme. Elle rangea son discours, inclina le dossier de son siège bien rembourré et ferma les yeux. Bercée par le murmure guttural des turbines, elle ne tarda pas à s’assoupir.

Et elle se mit à rêver. Elle flottait sur la mer, au gré des vagues molles qui la ballottaient telle une méduse. En haut, en bas. La sensation lui paraissait plaisante jusqu’à ce qu’une lame la soulève dans les airs et la précipite dans l’abîme, tel un ascenseur fou. Ses paupières s’ouvrirent, elle cligna des yeux et regarda autour d’elle. Elle éprouvait une étrange impression, comme si une main lui serrait le cœur. Mais tout semblait normal. La sono diffusait en sourdine les accents lancinants d’« Une note de samba » d’Antonio Carlos Jobim. Phillipo sommeillait toujours. Pourtant, elle ne pouvait se départir de son trouble. Quelque chose ne tournait pas rond. Elle se pencha et secoua doucement l’épaule du dormeur. « Phillipo, réveillez-vous. »

La main du garde du corps se porta vers le holster placé sous sa veste. L’homme s’éveilla aussitôt, mais lorsqu’il vit Francesca, se détendit. « Senhora, je suis désolé, dit-il dans un bâillement. Je me suis endormi.

— Moi aussi. »

Elle se tut quelques secondes comme si elle tendait l’oreille. « Quelque chose ne va pas.

— Que voulez-vous dire ? »

Elle rit nerveusement. « Je n’en sais rien. »

Phillipo sourit en prenant l’expression un peu narquoise d’un homme dont la femme a entendu des cambrioleurs entrer dans la maison au beau milieu de la nuit. Il lui tapota la main. « Je vais voir. »

Il se leva, s’étira, puis s’avança vers la porte du cockpit et frappa. On lui ouvrit, il passa la tête. Francesca perçut quelques paroles chuchotées et un éclat de rire.

Lorsque Phillipo regagna sa place, il arborait un air radieux. « Les pilotes disent que tout est parfait, Senhora. »

Francesca remercia le garde du corps, se rassit et respira profondément. Ses peurs étaient idiotes. Pendant deux ans, elle avait travaillé jusqu’à l’épuisement et la perspective d’échapper bientôt à cette moulinette mentale lui avait flanqué la trouille. Elle s’était consacrée jour et nuit à ce projet ; sa vie sociale y avait été engloutie. Son regard tomba sur la banquette traversant toute la largeur de la cabine, au fond. Elle eut le réflexe d’aller vérifier si sa valise métallique était encore bien rangée entre les coussins du dossier et la cloison, mais résista à la tentation. Elle se plaisait à penser que cette valise était l’inverse de la boîte de Pandore. Quand on l’ouvrirait, des bienfaits s’en déverseraient, au lieu des fléaux consignés dans la légende. Sa découverte apporterait la santé et la prospérité à des millions de gens. La face de la planète en serait définitivement changée.

Phillipo tendit à Francesca une bouteille de jus d’orange bien glacé. Elle le remercia. Depuis qu’elle avait fait sa connaissance, elle avait appris à l’apprécier. Avec son costume marron tout froissé, ses cheveux poivre et sel dégarnis, sa fine moustache et ses lunettes rondes, Phillipo aurait pu passer pour un universitaire distrait. Francesca ne pouvait savoir qu’il avait mis des années à peaufiner cette apparence timide et empotée, il possédait le don de se fondre dans le décor, comme un papier peint décoloré, ce qui le classait parmi les meilleurs agents des services secrets brésiliens.

Rodriques avait été soigneusement choisi par son père. Au début, l’insistance de ce dernier à la faire escorter par un garde du corps avait contrarié Francesca. Elle était bien trop vieille pour s’encombrer d’une baby-sitter. Mais quand elle comprit qu’il s’inquiétait fort légitimement de son bien-être, elle capitula. Elle soupçonnait pourtant son père de redouter davantage les chasseurs de dots que les véritables malfaiteurs.

Francesca appartenait à une riche famille, mais ce n’était pas sa fortune qui lui valait l’attention des hommes. Dans un pays où les cheveux noirs et les teints mats étaient la règle, elle constituait une exception. Ses yeux bleu profond, fendus en amande, ses longs cils et sa bouche presque parfaite lui venaient de son grand-père japonais. Sa grand-mère allemande lui avait légué ses cheveux châtain clair, sa haute taille et la détermination proprement teutone qui se lisait sur sa mâchoire délicatement sculptée. Elle savait depuis longtemps qu’elle devait en grande partie son élégante silhouette au pays dans lequel elle vivait. Le corps des Brésiliennes semble dessiné pour la danse nationale, la samba. Francesca avait affiné ces dons naturels en passant de nombreuses heures dans les salles de gym qu’elle fréquentait pour se délasser après le travail.

À l’époque où l’Empire du Japon s’était écroulé sous les retombées des deux champignons atomiques, Grand-Père Cabral occupait un poste de diplomate sans grande envergure. Il quitta le pays, s’installa au Brésil, épousa la fille d’un ambassadeur du Troisième Reich, au chômage comme lui, obtint la nationalité brésilienne et revint à ses premières amours, le jardinage. Il installa sa famille à São Paulo où il fonda une entreprise de jardins paysagers fort prisée des riches et des puissants. C’est ainsi qu’il développa des liens étroits avec certains personnages influents appartenant au gouvernement et à l’armée. Son fils, le père de Francesca, se servit de ces relations bien placées pour grimper dans la hiérarchie et atteindre sans trop d’efforts une position de premier plan au sein du ministère du Commerce. Sa mère, elle, poursuivait de brillantes études d’ingénieur quand elle abandonna sa carrière universitaire pour devenir épouse et mère. Elle ne regretta jamais sa décision, du moins pas ouvertement, mais se réjouissait fort que Francesca ait choisi de marcher sur ses traces.

Son père lui avait suggéré d’emprunter son jet privé pour se rendre à New York, où elle devait rencontrer des représentants des Nations unies, avant de s’embarquer sur un vol commercial à destination du Caire. Elle était heureuse de retrouver les États-Unis, même pour un court séjour, et elle aurait voulu faire en sorte que l’avion aille plus vite. Ses années d’études d’ingénieur à l’université de Stanford, en Californie, lui avaient laissé des souvenirs aussi agréables qu’impérissables. Elle jeta un coup d’œil par le hublot et songea qu’elle ignorait totalement l’endroit où ils se trouvaient. Depuis que l’avion avait quitté São Paulo, les pilotes ne les avaient pas tenus informés de leur plan de vol. S’excusant auprès de Phillipo, elle s’avança vers le cockpit et passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. « Bom dia, senhores. Je me demandais où nous étions et combien de temps durerait encore le vol. »

Le pilote, le capitaine Riordan, un Américain efflanqué aux cheveux blonds coupés en brosse, parlait avec l’accent du Texas. Francesca ne l’avait jamais vu, mais cela n’avait rien de surprenant. Pas plus que le fait que ce Riordan soit un ressortissant étranger. Il s’agissait d’un avion privé, mais entretenu par la compagnie locale qui fournissait aussi les pilotes. « Bouanis diyass », dit-il avec un sourire en coin. Sa voix traînante à la Chuck Yaeger[1], son portugais médiocre heurtèrent les tympans de Francesca. « Désolé de ne pas vous avoir tenue au courant, miss. J’ai vu que vous dormiez et j’voulais pas vous déranger. » Il décocha un clin d’œil au copilote, un Brésilien bien charpenté dont la musculature laissait supposer qu’il passait un temps considérable à soulever des haltères. Ce dernier produisit un sourire narquois pendant que ses yeux détaillaient le corps de Francesca. La jeune femme eut l’impression de se retrouver dans la peau d’une mère qui surprend deux garnements sur le point de faire une bêtise. « Quel est notre horaire ? », dit-elle sur un ton de femme d’affaires. « Eh ben, nous survolons le Venezuela. On devrait arriver à Miami dans environ trois heures. On se dégourdira les jambes pendant qu’on fera le plein et, trois heures plus tard, nous serons à New York. »

En bonne scientifique, Francesca fut attirée par les instruments parsemant le tableau de bord. Remarquant son intérêt, le copilote ne voulut pas laisser passer l’occasion d’impressionner une jolie femme. « Cet avion est si futé qu’il peut voler tout seul pendant qu’on regarde le foot à la télé », dit-il en découvrant ses grandes dents. « Ne laissez pas Carlos vous en mettre plein la vue, fit le pilote. C’est le EFIS, le système électronique de vol. Les écrans remplacent les jauges que nous utilisions autrefois.

— Merci », répondit poliment Francesca.  Elle désigna un autre cadran. « Ceci est un compas, non ? », ajouta-t-elle. « Sim, sim », lança le copilote, tout fier des progrès de son élève. « Alors pourquoi indique-t-il que nous allons presque plein nord ? dit-elle en fronçant les sourcils. Ne devrions-nous pas nous diriger plus à l’ouest, vers Miami ? »

Les hommes échangèrent des coups d’œil. « Vous êtes très observatrice, senhora, fit le Texan. C’est tout à fait juste. Mais dans l’air, la ligne droite n’est pas toujours le moyen le plus rapide de joindre deux points. C’est à cause de la rotondité de la Terre. Quand on va des États unis en Europe, le chemin le plus court est courbe. Ici c’est pareil. Il faut aussi tenir compte de l’espace aérien cubain. J’voudrais pas défriser le vieux Fidel. »

De nouveau, il y eut un bref clin d’œil et un sourire ironique.

Francesca hocha la tête pour les remercier. « Merci de m’avoir accordé un peu de votre temps, messieurs. Ce fut très instructif. Je vais vous laisser à votre tâche.

— Pas de problème, m’dame. Revenez quand vous voulez. »

Quand elle regagna son siège, Francesca fulminait. Les imbéciles ! La prenaient-ils pour une demeurée ? La rotondité de la Terre, ben voyons !

« C’est ce que je vous avais dit, tout baigne, n’est-ce pas ? » s’enquit Phillipo, en levant les yeux du magazine qu’il lisait.

Elle se pencha par-dessus l’allée et baissa le ton pour lui répondre. « Non, ça ne baigne pas du tout. Je pense que l’avion a été détourné de sa route. » Elle l’informa de ce qu’elle avait lu sur le compas. « J’ai senti quelque chose d’étrange durant mon sommeil. Je pense que c’était le mouvement de l’appareil au moment où ils ont changé de cap.

— Vous vous êtes peut-être trompée.

— Peut-être. Mais j’en doute.

— Avez-vous demandé une explication aux pilotes ?

— Oui. Ils m’ont servi une histoire absurde. La distance la plus courte entre deux points ne serait pas la ligne droite en raison de la courbure de la Terre. »

Il leva un sourcil, apparemment surpris par ce commentaire, mais toujours pas convaincu. « Je ne sais pas... »

Francesca tenta de se souvenir d’autres faits insolites. « Vous vous rappelez ce qu’ils ont dit à propos des pilotes qu’ils remplaçaient, quand ils sont montés à bord ?

— Bien sûr. Ils ont dit que les pilotes avaient été appelés sur un autre boulot et qu’ils avaient bien voulu les dépanner. »

Elle hocha la tête. « Étrange. Pourquoi ont-ils évoqué spontanément ce sujet ? C’est comme s’ils avaient voulu éluder les questions que j’aurais pu leur poser. Mais pourquoi ?

— J’ai une certaine expérience de la navigation, dit Phillipo pensivement. Je vais vérifier par moi-même. » De nouveau, il s’avança à petits pas vers le cockpit. Elle entendit un rire d’homme et, quelques minutes plus tard, le garde du corps revint, le visage éclairé d’un sourire qui s’évanouit dès qu’il se rassit. « Dans le cockpit se trouve un instrument qui montre le plan de vol originel. Ils ne suivent pas le chemin normal. Vous aviez raison pour le compas, aussi, dit-il. Nous ne sommes pas sur la bonne route.

— Mais que diable se passe-t-il, Phillipo ? »

Une expression grave assombrit les traits du garde du corps. « Votre père vous a caché une chose.

— Je ne comprends pas. »

Phillipo jeta un coup d’œil vers le cockpit fermé. « Il a eu vent de certaines rumeurs. Rien d’assez sérieux pour qu’il puisse craindre pour votre sécurité, mais il préférait me savoir près de vous au cas où vous auriez besoin d’aide.

— On dirait que nous allons avoir tous les deux besoin d’aide.

— Sim, senhora. Mais hélas nous devons nous débrouiller seuls.

— Possédez-vous une arme ? dit-elle abruptement.

— Bien sûr », répondit-il, légèrement amusé d’entendre une question aussi rude dans la bouche de cette femme charmante et cultivée. « Vous voudriez que je les abatte ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire  – non, bien sûr que non, fit-elle d’un air maussade. Avez-vous une idée ?

— Une arme ne sert pas qu’à tirer, précisa-t-il. On peut l’utiliser pour intimider, pour menacer et obliger les gens à faire ce qu’ils ne veulent pas faire.

— Comme de nous emmener dans la bonne direction ?

— Je l’espère, senhora. Je vais aller les voir et leur demander poliment d’atterrir sur l’aéroport le plus proche, en disant que l’ordre vient de vous. S’ils refusent, je leur montrerai mon arme en leur précisant que j’aimerais autant ne pas avoir à l’utiliser.

— Vous ne pouvez pas l’utiliser, dit Francesca affolée. Si vous faites un trou dans la carlingue à cette altitude, la cabine sera dépressurisée et nous mourrons tous en l’espace de quelques secondes.

— Un bon point pour nous. Ils n’en auront que plus peur. » Il lui prit la main et la serra. « J’ai promis à votre père de veiller sur vous, senhora. »

Elle hocha la tête comme si ce geste avait eu le pouvoir de les débarrasser de leurs problèmes. « Et si je me trompais ? Si ces pilotes étaient juste d’honnêtes travailleurs ?

— Alors c’est simple comme bonjour, dit-il avec un haussement d’épaules. Nous lançons un message radio, nous atterrissons sur l’aéroport le plus proche, nous nous rendons au bureau de police, nous éclaircissons les choses et puis nous continuons notre voyage. »

Ils interrompirent leur conversation. La porte du cockpit s’était ouverte et le capitaine en avait franchi le seuil. Il avançait lentement, contraint de baisser la tête à cause du plafond bas. « Vous nous en avez raconté une bien bonne, fit-il avec son sourire bizarre. Vous en avez d’autres comme ça ?

— Désolé, senhor », dit Philipp.

— Ben, moi j’en ai une pour vous », répliqua Riordan en lui lançant un regard endormi de sous ses paupières lourdes. En revanche, il n’y eut rien d’apathique dans la façon dont il passa la main dans son dos et brandit le pistolet enfoncé dans sa ceinture. « Donne ça, dit-il à Phillipo. Et mollo. »

D’un geste brusque, Phillipo écarta les pans de sa veste afin que le holster ajusté à son épaule soit bien visible, puis il sortit son arme en la tenant du bout des doigts. Le pilote la glissa dans sa ceinture. « Graziass, amigo, dit-il. Toujours agréable d’avoir affaire à un vrai professionnel. » Il s’assit sur un accoudoir et, de sa main libre, alluma une cigarette. « Mon collègue et moi on a discuté, et on pense que vous avez tout pigé. On s’est dit que, la deuxième fois, vous étiez venu pour nous surveiller, alors on a décidé de tout avouer pour qu’il n’y ait pas de malentendu.

— Capitaine Riordan, que se passe-t-il ? demanda Francesca. Où nous emmenez-vous ? »

— Ils disaient que vous étiez une fine mouche, fit le pilote avec un gloussement. Mon associé n’aurait jamais dû se vanter comme il l’a fait. » Deux filets de fumée sortirent de ses narines. « Vous avez raison. Nous n’allons pas à Miami, nous nous dirigeons vers Trinidad. »

— Trinidad ?

— J’ai entendu dire que c’était joli là-bas.

— Je ne comprends pas.

— C’est comme ça, senyoreeta. Il va y avoir une réception de bienvenue pour vous à l’aéroport. Ne me demandez pas de qui il s’agit, parce que j’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’on nous a engagés pour vous amener là-bas. Les choses étaient supposées aller comme sur des roulettes. On devait vous faire croire à des ennuis mécaniques et atterrir d’urgence.

— Qu’est-il arrivé aux pilotes ? » s’enquit Phillipo.

— Ils ont eu un accident », dit-il avec un léger haussement d’épaules.  Il jeta son mégot sur le sol. « Voilà la situation, miss. Restez tranquille et tout se passera bien. Quant à vous, cavaleiro, vos patrons risquent de vous faire des problèmes à cause de moi et j’en suis désolé. Maintenant, je peux vous attacher, mais je ne crois pas que vous tenterez quelque chose de déraisonnable, à moins que vous ne soyez capables de piloter cet avion vous-mêmes. Ah oui, j’oubliais. Debout, mon vieux, et tourne-toi. »

Pensant qu’on allait le fouiller, Phillipo se laissa faire sans protester. L’avertissement de Francesca arriva trop tard. Le canon du pistolet décrivit un cercle dans un brouillard argenté et s’écrasa sur le crâne du garde du corps, juste au-dessus de l’oreille droite. Le craquement ignoble fut recouvert par le cri de douleur de l’homme qui se plia en deux et se recroquevilla sur le sol.

Francesca bondit de son siège. « Pourquoi avez-vous fait cela ? lança-t-elle d’un air de défi. Vous avez son arme. Il ne pouvait pas vous faire de mal.

— Désolé, miss. J’ai toujours aimé prendre mes précautions. » Riordan enjamba la forme prostrée dans l’allée, comme s’il s’agissait d’un sac de pommes de terre. « Rien de tel qu’un crâne brisé pour dissuader un homme de vous chercher des noises. Il y a une trousse de secours là-haut dans la cloison. Vous allez prendre soin de lui. Ça vous occupera jusqu’à l’atterrissage. » Il toucha sa casquette, fit demi-tour et referma la porte du cockpit derrière lui.

Francesca s’agenouilla près du garde du corps, imbiba d’eau minérale des serviettes en tissu et nettoya la plaie au cuir chevelu, avant de la comprimer pour arrêter l’hémorragie. Puis elle aspergea d’antiseptique la blessure et la peau écorchée tout autour, emplit de glace une autre serviette et pressa la poche improvisée sur la tempe de l’homme pour éviter qu’elle ne gonfle.

S’asseyant près du blessé, Francesca tenta de rassembler les morceaux du puzzle. Elle écarta l’idée d’un enlèvement contre rançon. Personne ne déclencherait une telle opération sans une bonne raison, et cette raison n’était autre que le procédé qu’elle venait d’inventer. Ceux qui avaient manigancé cette folie souhaitaient obtenu davantage qu’un modèle à l’échelle et des documents explicitant ses recherches. Sinon, ils auraient cambriolé son laboratoire ou dérobé ses bagages à l’aéroport. Non, ils avaient besoin que Francesca interprète ses découvertes. Son procédé était à ce point ésotérique, révolutionnaire, qu’il ne correspondait à aucune norme scientifique connue. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle personne n’y avait pensé avant elle.

Toute cette histoire n’avait pas de sens ! Dans un jour ou deux, elle offrirait son invention aux pays du monde entier. Sans contrepartie. Pas de brevets. Pas de droits d’auteur. Pas de royalties. La gratuité absolue. La colère couvait dans sa poitrine. Ces individus sans pitié étaient en train de l’empêcher d’améliorer la vie de millions de personnes.

Phillipo grommela. Il revenait à lui. Il cligna des paupières et fit un effort pour accommoder. « Vous allez bien ? » dit-elle. « Je souffre comme une bête. J’en déduis que je suis vivant. Aidez-moi à m’asseoir, s’il vous plaît. »

Francesca passa son bras autour de lui et le hissa jusqu’à ce qu’il appuie son dos contre un siège. Elle attrapa une bouteille de rhum dans le bar, la déboucha et la porta aux lèvres de l’homme qui en prit une petite gorgée, parvint à ne pas la recracher, puis en avala une bonne rasade. Il resta un moment immobile pour voir si ses entrailles tenaient le choc. Quand il constata qu’il ne vomissait pas, il sourit. « Ça va aller. Merci. »

Elle lui tendit ses lunettes. « Je crains qu’il ne les ait cassées quand il vous a frappé. »

Il les écarta. « Ça n’est que du verre blanc. Je vois très bien sans. » Le regard qu’il posa sur Francesca n’était pas celui d’un homme effrayé, il jeta un coup d’œil sur la porte du cockpit. « Combien de temps suis-je resté inconscient ?

— Vingt minutes, peut-être.

— Bien, il reste du temps.

— Du temps pour quoi ? »

Sa main glissa vers sa cheville. Quand elle remonta, elle tenait un revolver à canon court. « Si notre ami n’avait pas été si impatient de me flanquer ce furieux mal de crâne, il aurait découvert ceci », annonça-t-il avec un sourire qui tenait de la grimace.

Décidément, l’homme qu’elle avait devant elle n’avait plus rien de commun avec l’universitaire distrait de tout à l’heure. La joie de Francesca fut tempérée par la sombre réalité. « Que pouvez-vous faire ? Ils possèdent au moins deux armes, et nous ne savons pas piloter.

— Pardonnez-moi, Senhora Cabral. J’ai encore manqué de franchise envers vous. » Prenant un air presque coupable, il avoua : « J’ai omis de préciser que je servais dans l’armée de l’air brésilienne avant de rejoindre les services secrets. S’il vous plaît, aidez-moi à me relever. »

Francesca resta sans voix. Quels autres lapins cet homme allait-il sortir de son chapeau ? Elle lui tendit la main et le tira jusqu’à ce qu’il se dresse sur ses jambes vacillantes. Une minute plus tard, son corps semblait investi d’une force et d’une détermination nouvelles.

« Restez là jusqu’à ce que je vous dise quoi faire », ordonna-t-il sur le ton d’un homme habitué à ce qu’on lui obéisse.

Il s’avança et ouvrit la porte. Le pilote jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et dit :  « Eh ! Vise un peu qui nous revient du pays des morts vivants. Je crois que je ne t’ai pas cogné assez fort.

— Il fallait réussir du premier coup », répliqua Phillipo en appuyant le canon de son revolver sous l’oreille du Texan assez violemment pour lui faire mal. « Si j’abats l’un de vous, l’autre pourra quand même piloter. Lequel des deux je choisis ?

— Nom de Dieu, tu disais que tu lui avais pris son flingue ! » s’écria Carlos. « Tu as la mémoire courte, cavaleiro », fit calmement le pilote. « Si tu nous tues, qui pilotera l’avion ?

— Moi, cavaleiro. Désolé, mais je n’ai pas mon brevet de pilote sur moi. Il va falloir que tu me croies sur parole. »

Riordan tourna légèrement la tête et vit un sourire glacial se peindre sur le visage du garde du corps. « Je retire ce que j’ai dit sur les vrais professionnels, fit Riordan. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait, mon vieux ?

— Donne-moi les deux armes. L’une après l’autre. »

Le pilote tendit son pistolet à Phillipo, puis celui qu’il lui avait pris. Le garde du corps les passa à Francesca qui l’avait rejoint et se tenait à présent derrière lui. « Allez, debout, ordonna-t-il tout en reculant vers la cabine. Lentement. »

Riordan échangea un coup d’œil avec le copilote et se leva de son siège. Utilisant son corps pour masquer son geste, il baissa rapidement la main, paume ouverte. Le copilote hocha la tête de manière presque imperceptible. Il avait compris.

Le pilote suivit docilement Phillipo dans la cabine, comme tiré par un lasso imaginaire. « Je veux que tu te couches à plat ventre sur la banquette », commanda le garde du corps en pointant son arme sur la poitrine de Riordan. « Ça alors, et moi qui rêvais d’une sieste ! », s’exclama le pilote. « C’est très aimable à toi. »

Francesca s’était écartée de l’allée pour permettre aux deux hommes de passer. Phillipo lui demanda d’aller chercher quelques sacs-poubelle en plastique rangés sous un siège à l’avant, il avait l’intention de s’en servir pour attacher le pilote. Une fois Riordan immobilisé, il n’aurait plus que le copilote à surveiller.

La cabine mesurait environ quatre mètres de long. Dans cet espace restreint, Phillipo dut faire un pas de côté pour laisser passer Riordan. Il en profita pour lui rappeler de ne rien tenter, car, à cette distance, il ne risquait pas de le manquer. Riordan hocha la tête et se dirigea vers l’arrière. Ils n’étaient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre lorsque le copilote fit basculer l’avion sur son aile gauche.

Riordan s’attendait à la secousse, mais ne savait pas qu’elle se produirait à cet instant précis ni qu’elle serait si violente. Il perdit l’équilibre et se trouva projeté sur un siège ; son crâne heurta l’appuie-tête. Phillipo, quant à lui, fut soulevé par le choc. Il traversa la cabine et atterrit sur le corps de Riordan.

Dégageant sa main droite, le pilote écrasa son énorme poing sur la mâchoire du garde du corps. Presque assommé, Phillipo vit les étoiles tourner au-dessus de sa tête, mais réussit à garder fermement son arme en main. S’apprêtant à frapper de nouveau, Riordan ramena son bras en arrière. Phillipo para le coup avec le coude.

L’un comme l’autre avaient l’expérience du combat de rue. Phillipo enfonça ses ongles dans les yeux de Riordan qui répliqua en lui mordant la partie charnue de la main. Le garde du corps décocha un coup de genou dans l’aine de Riordan, et quand le pilote ouvrit la bouche, avança brusquement la tête, lui broyant le cartilage du nez. Il aurait pu avoir le dessus si le copilote n’avait choisi ce moment précis pour pencher l’appareil sur son aile droite.

Les deux hommes furent projetés de l’autre côté de l’allée et se retrouvèrent sur le siège opposé. À présent, l’Américain était dessus. Phillipo tenta d’assommer Riordan avec le canon de son arme, mais le pilote lui saisit le poignet des deux mains et le lui tordit. Phillipo était fort, mais pas assez pour répondre à cette double agression. Le canon pivota et s’approcha de son ventre.

Les mains sur l’arme, le pilote s’acharnait à la diriger vers Phillipo qui, lui, parvint presque à en reprendre le contrôle. Mais ses mains étaient gluantes du sang qui jaillissait du nez de Riordan. D’un violent mouvement tournant, le pilote s’empara du pistolet, glissa le bout de son doigt sur la détente et la pressa. On entendit un craquement assourdi. Le corps de Phillipo eut un soubresaut puis s’affaissa au moment où la balle s’enfonça dans sa poitrine.

L’avion se redressa, le copilote ayant rétabli sa position. Riordan se leva et partit en titubant vers le cockpit. Soudain, il s’arrêta et se retourna, sentant que quelque chose ne tournait pas rond.

L’arme qu’il avait abandonnée derrière lui était calée sur la poitrine du garde du corps. Phillipo tentait de la maintenir afin d’ajuster son tir quand Riordan chargea comme un rhinocéros blessé. Le pistolet tonna. La première balle atteignit le pilote à l’épaule. Le cerveau de Phillipo ne fonctionnait déjà plus quand son doigt appuya une deuxième fois sur la détente. Cette balle-là atteignit le pilote en plein cœur et le tua sur le coup. La troisième manqua complètement sa cible. Lorsque le pilote s’écroula sur le sol, l’arme avait glissé de la main de Phillipo.

La bataille qui s’était déroulée sur toute la longueur de la cabine n’avait duré que quelques secondes. Ayant été projetée entre les sièges, Francesca faisait la morte quand le pilote ensanglanté était retourné vers le cockpit. De nouveau, les tirs l’avaient obligée à se jeter à terre.

Passant prudemment la tête dans l’allée, elle aperçut le corps inerte du pilote puis rampa vers Phillipo, saisit le pistolet et s’approcha de la porte du cockpit, trop furieuse pour avoir peur. Mais sa colère se mua vite en horreur.

Le copilote avait basculé en avant, son corps toujours maintenu par sa ceinture de sécurité. Un projectile avait percé la cloison séparant la cabine du cockpit avant de pénétrer dans le dossier du siège occupé par l’homme. Voilà où avait abouti le troisième tir de Phillipo.

Francesca redressa le copilote dont le grognement la rassura quelque peu. Au moins, il était encore en vie. « Pouvez-vous parler ? » dit-elle.

Carlos bougea les yeux et murmura un « oui » rauque. « Bien. Vous avez été touché, mais je ne pense pas que la balle ait atteint un organe vital, mentit-elle. Je vais arrêter l’hémorragie. »

Elle alla chercher la trousse de secours en se disant que les soins d’un service d’urgence auraient été bien plus appropriés. Elle faillit s’évanouir en voyant le sang jaillir de la blessure qu’il avait au dos et former une flaque sur le sol. La compresse qu’elle appliqua devint immédiatement écarlate, mais contribua peut-être à stopper l’hémorragie. Impossible à dire. Elle était persuadée d’une chose : cet homme allait bientôt mourir.

Avec de terribles appréhensions, elle regarda les instruments qui luisaient sur le tableau de bord, comprenant que son sort était entre les mains de ce moribond. Cette pensée la paralysa. Il fallait qu’elle le maintienne en vie.

Francesca dénicha la bouteille de rhum et l’approcha des lèvres du copilote. Le liquide ruissela sur son menton. Le peu qu’il en avala le fit tousser. Il en redemanda. L’alcool redonna quelques couleurs à ses joues pâles et ses yeux ternes retrouvèrent un semblant d’éclat.

Elle colla ses lèvres contre son oreille. « Il faut que vous pilotiez, lui dit-elle d’un ton calme. C’est notre seule chance. »

L’homme sembla retrouver de l’énergie au contact de cette belle jeune femme. Ses yeux étaient à la fois pétillants et vitreux, il hocha la tête puis avança une main tremblante vers la radio qui le mit directement en rapport avec le service de contrôle aérien basé à Rio. Francesca s’installa sur le siège du pilote et coiffa le casque. La voix du contrôleur aérien se fit entendre. D’un mouvement des yeux, Carlos demanda de l’aide. Francesca entreprit alors d’expliquer leur fâcheuse situation. « Que nous conseillez-vous de faire ? », demanda-t-elle.

Après un silence angoissant, la voix répondit :  « Dirigez-vous immédiatement sur Caracas.

— Caracas est trop loin », coassa Carlos, rassemblant ses dernières forces pour parler. « Un endroit plus proche. »

Quelques instants s’écoulèrent.

La voix revint. « Il y a un petit aérodrome de province à deux cents milles de votre position. A San Pedro, près de Caracas. Pas d’approche aux instruments, mais les conditions atmosphériques sont parfaites. Vous pourrez y arriver ?

— Oui », trancha Francesca.

Le copilote tapota sur le clavier de l’ordinateur de vol. Avec toute l’énergie dont il disposait encore, il rechercha l’identificateur international pour San Pedro et l’entra en mémoire. Guidé par la machine, l’avion se mit à virer. Carlos émit un faible sourire. « Je vous avais bien dit que cet engin volait tout seul, senhora ! ». Ses paroles sifflantes semblaient sortir de la gorge d’un homme qui s’endort. De toute évidence, l’hémorragie l’affaiblissait toujours plus. Il allait mourir, ce n’était qu’une question de minutes. « Je me fiche de qui vole, dit-elle rudement. Contentez-vous de nous faire atterrir. »

Carlos hocha la tête et enclencha le profil de descente automatique sur l’ordinateur de vol, pour atteindre l’altitude de deux mille pieds. L’avion se mit à traverser les nuages. Bientôt ils aperçurent de longues taches vertes. Lorsque Francesca vit le sol, elle fut rassurée et terrifiée tout à la fois. Sa terreur grimpa encore de quelques degrés au moment où Carlos sursauta comme si un courant électrique lui était passé à travers le corps, il agrippa la main de Francesca et la pressa dans une étreinte mortelle. « J’arriverai pas à San Pedro », fit-il dans un gargouillis. « Il le faut », dit Francesca. « Inutile.

— Bon Dieu, Carlos, vous et votre associé nous avez mis dans un fichu pétrin, et vous allez nous en sortir ! »

Il sourit faiblement. « Qu’est-ce que vous allez faire, senhora, me tirer dessus ? »

Les yeux de Francesca brillèrent. « Vous regretterez que je ne l’aie pas fait, si vous ne posez pas ce truc. »

Il remua la tête. « Atterrissage d’urgence. Notre seule chance. Trouvez un endroit. »

Devant le large pare-brise du cockpit, s’étalait une épaisse forêt tropicale. Francesca avait l’impression de survoler un immense champ de brocolis. De nouveau, elle examina l’étendue verdoyante. C’était impossible. Attendre. Les rayons du soleil frappèrent un objet brillant. « Qu’est-ce que c’est ? », demanda-t-elle en désignant la chose.

Carlos débrancha le pilote automatique, coupa les gaz, reprit les commandes et jeta un coup d’œil vers le reflet produit par le soleil scintillant sur une gigantesque cascade. Les courbes d’une étroite rivière se dessinaient devant eux. Elle traversait une clairière de forme irrégulière parsemée d’une végétation dans les tons ocre.

Comme s’il était lui-même branché sur pilote automatique, Carlos survola le secteur, le dépassa et amorça une boucle de trente degrés sur la droite, il déplia les volets des ailes. Résolument, il prépara l’avion pour son approche finale. Ils se trouvaient à cinq cent cinquante mètres du sol et descendaient en vol plané. Carlos déplia davantage les volets des ailes afin d’amortir leur chute. « Trop bas ! » grogna-t-il. Les cimes des arbres se précipitaient vers eux. Avec une force surhumaine née du désespoir, il parvint à redonner de la puissance aux moteurs. L’avion reprit de l’altitude.

Il n’y voyait plus grand-chose, mais tenta quand même de se poser. Son cœur se serra. En fait de piste d’atterrissage, on pouvait difficilement imaginer pire. Le terrain creusé d’ornières était aussi minuscule qu’un timbre-poste. Ils volaient à deux cent cinquante kilomètres-heure. Trop vite.

Un hoquet étouffé s’échappa de sa gorge. Sa tête dodelina sur son épaule. Du sang jaillit de sa bouche à gros bouillons. Ses doigts agrippés aux commandes de l’appareil se crispaient à présent dans une ultime étreinte, inutile. Avant de mourir, il avait réussi à équilibrer parfaitement l’avion. Cet homme connaissait son métier, il fallait au moins lui reconnaître cela. L’appareil demeura stable et, quand il heurta le sol, rebondit plusieurs fois comme une pierre ricochant à la surface d’un étang.

Lorsque le ventre de l’appareil entra en contact avec la terre, il y eut un bruit strident de métal tordu. Le frottement du fuselage contre le sol eut pour effet de ralentir l’avion qui avançait quand même encore à plus de cent cinquante kilomètres-heure. Le métal entamait la terre comme le soc d’une charrue. Les ailes se détachèrent et les réservoirs explosèrent, laissant derrière eux deux traînées de feu noires et orange qui brûlèrent tout sur une distance de trois cents mètres. L’avion se précipitait vers un coude de la rivière.

Le jet se serait désintégré si, le long de la berge, le sol herbeux n’avait été recouvert d’une glaise molle et grasse. Dépourvu d’ailes, sa carlingue bleue et blanche maculée de boue, il ressemblait à une sorte de ver géant tentant de s’enfouir dans la vase. L’avion glissa sur la surface visqueuse et enfin s’arrêta net. Le choc projeta Francesca contre le tableau de bord. Elle s’évanouit.

Hormis le crépitement de l’herbe enflammée, le clapotis de la rivière et le sifflement de la vapeur produite par le contact du métal brûlant et de l’eau, il n’y avait aucun bruit.

Bientôt de longues ombres fantomatiques émergèrent de la forêt. Aussi silencieuses qu’une fumée, elles s’approchèrent de la carcasse disloquée de l’avion.